Ce fut une rencontre comme seule la magie de Twitter nous en réserve, et nous vîmes que cela était bon.
#monanalyse
le 16 FEVRIER 2023,
L'interview de Rita des Roziers (@LapagedeRita)
Pour en savoir plus :
Rita des Roziers – Écrivaine, critique, pianiste, mathématicienne.
Bonjour Rita, qui es-tu ? Où vas-tu ?
Je suis écrivaine, critique et chroniqueuse.
Où vais-je ? Tu tiens vraiment à démarrer avec un roman de 3000 pages ?
Tu commences vraiment comme tu veux : la liberté prime, ici.
Sur ce fil où nous nous sommes rencontrés, je jette un regard à la fois professionnel, politique et prospectif sur la littérature, et informe plus ou moins (avec ce qu’il faut de vie secrète pour abriter cette expérience) de ma direction littéraire et parfois des évènements qui impactent cette vie.
Et donc, de toutes les techniques apprises aux environs de l’école éponyme, tu as retenu l’écriture. À moins que ce talent te soit venu indépendamment desdites études ?
Je sais qu’en France il y a une nette séparation entre sciences et lettres mais pas d’où je viens, ni dans d’autres pays (je pense à la Russie notamment). Je suis en effet Docteur de l’école éponyme où j’ai soutenu ma thèse de math dans le domaine de la mécanique des fluides et me suis penchée sur les problèmes de turbulence à proximité d’obstacles.
Et si je reviens en arrière, j’ai vécu entourée de scientifiques au Maroc qui étaient aussi de grands lecteurs. J’ai un excellent souvenir des discussions littéraires dans la salle café du laboratoire de math où j’ai soutenu ma thèse… J’étais férue de Gabriel Garcia Marquez à l’époque, on avait un érudit helléniste, des cinéphiles pointus. Mes amis mathématiciens ont de très belles bibliothèques chez eux. En réalité, ces deux disciplines ne s’opposent pas, mais au contraire, sont complémentaires. C’est sûrement parce que j’ai senti qu’il me manquait quelque chose (oui un évènement phare est survenu en mars 2013), que je me suis dirigée vers la littérature.
Il va de soi que la lecture a toujours fait partie de mon quotidien, et je bénis en réalité ma constante liberté de choix de lecture.
Au sujet de cette complémentarité sciences/lettres, on peut développer d’ailleurs. Le risque quand on vient d’une formation scientifique est d’être toujours aimanté par son pôle analytique et de perdre toute substance poétique, voire de sombrer dans un formalisme indigeste (ça arrive).
Écrire c’est aussi se reprendre en cheminant entre toutes les polarités qui nous constituent, en abandonnant toute démarche linéaire et toute association automatique. C’est aussi se mouvoir entre aliénation et prise de pouvoir mental.
Quand on vient d’une formation scientifique, on a, je pense, un esprit suffisamment entraîné à l’abstraction. Or ressaisir la totalité de son histoire une fois l’acte d’écriture accompli, est un acte qui demande un niveau d’abstraction.
J’ai parlé de cette aventure fort passionnante dans un article, à travers un essai de Zamiatine qui explore les coulisses du cerveau de l’écrivain.
Idéalement, il faut sans cesse alimenter cette zone mouvante où intuition et réflexion interagissent, sans cesse la travailler, la tirer comme une pâte élastique dans un sens puis dans l’autre (ce n’est pas si facile, peu d’auteurs se renouvellent à chaque nouveau livre). S’alimenter en lectures ne se fait pas par le pur hasard et requiert également une certaine intuition dotée d’une bonne dose d’esprit critique. Je choisis parfois une lecture ou relecture en pensant que je le fais sans but précis, par envie, voire parce que je veux passer à autre chose et me changer les idées. Et je tombe soudain sur un passage qui me donne une idée qui débloque l’écriture en cours.
Loin de moi l’idée de considérer comme séparées les lettres et les sciences. D’ailleurs, mes propres études ont navigué entre les deux, maths d’un côté, sociologie de l’autre. Subséquemment, j’ai lu des livres, beaucoup, toujours. Et même avant lesdites études.
Quand j’étais un pré-ado renfermé que la psychiatrie actuelle classerait dans les cas particuliers désespérés du point de vue des interactions sociales, j’avais développé une passion pour l’astronomie et pendant plusieurs mois n’ai lu et relu que des livres d’astronomie. Bien sûr je ne parlais que de ça, m’étonnant que mes contemporains ne connaissent pas les principes des trois lois de Kepler, ou encore que des gens puissent croire que la Terre est plate alors qu’Ératosthène lui-même avait mesuré la circonférence de la sphère terrestre dans l’Antiquité.
Mon grand-père maternel m’a écrit un jour (oui, je suis suranné, j’ai entretenu une correspondance de lettres que l’on postait avec mon grand-père communiste, un saint homme) : « attention de ne pas te spécialiser, si tu es scientifique n’oublie pas de lire, si tu es littéraire ne néglige pas les sciences, et ne sois pas comme l’astronome de la fable qui à force de regarder le ciel tomba dans un trou ».
Il a bien écrit « astronome » (je viens de vérifier) mais je lui pardonne cette imprécision.
Il faudrait élever un monument à la gloire des grands-parents.
Ne pas avoir soutenu de thèse d’astrophysique est mon plus grand regret. J’ai assisté à quelques soutenances à l’X pendant mes années de thèse, et je ressortais subjuguée.
Je comprends ta subjuguitude.
Dans ton blog, puissamment titré « Rita des Roziers », tu es décrite ainsi : « née à Casablanca de mère franco-kabyle et de père marocain de la région du Rif ». C’est donc important, la question des origines ?
J’ai longtemps hésité entre alimenter ma page électronique titrée puissamment « Rita des Roziers » ou laisser très simplement la plume de Léa Salamé établir ma vérité biographique dans « Femmes puissantes ».
Je préfère modestement informer de ma puissance sur lapagederita.com
À mon avis, tu as eu raison de prendre les choses en main plutôt que d’attendre qu’un ou une autre, fusse-t-elle Léa Salamé, s’en charge. On n’est jamais mieux auto-célébrée que par soi-même, j’en sais quelque chose.
Pendant longtemps, j’ai défini mes origines dans ma biographie avec un simple « franco-marocaine ». Puis j’ai analysé mon parcours (J’en ai parlé récemment d’ailleurs sur ce post après le décès de ma mère suite à une maladie)
Quelle lectrice ?
— La page de Rita (@LapagedeRita) January 4, 2023
Quel héritage. J'ai récemment passé du temps dans la bibliothèque de mon père à Rabat et j'ai compris beaucoup de choses à ce sujet. #Littérature pic.twitter.com/SaSnXVwx4o
« Une vie de lecture : le parcours d’une vie » : j’adore.
J’ai une pièce dans ma trop grande maison en France trop périphérique (il faut la voiture pour tout, c’est une aberration) où sont presque tous mes livres, depuis mes vieux livres d’astronomie de quand j’étais le gamin susmentionné, jusqu’au quinqua qui lit tout ce qui se présente, sans oublier l’étudiant, le trentenaire qui finissait Zola commencé dix ans avant, Eugène Sue, Carlos Ruiz Zafón (que j’ai terminé aujourd’hui, coïncidence), Murakami (Haruki), Sagan, Dumas... Florence Aubenas ou Philippe Jaenada, aussi... et tant d’autres... sans oublier les twittos (nos chers disparus Maître Mô et Manuela Wyler, et ceux qui m’ont offert leur livre un jour : @PJ_un_jour par exemple...)
Quand je vais chez Môman, d’autres parcours sont là, les siens, ceux de feu mon père, des livres aussi que j’ai lus puis reposé sur les étagères familiales...
Et quand je regarde ces livres, par centaines, c’est toute ces vies que je regarde défiler, des souvenirs de quand je les ai tenus, lus, quelques-uns relus, dépoussiérés, déménagés, changés de place dans les étagères... ces images qui reviennent quand je me souviens de mes parents lisant ces livres, aussi.
Pas de vie sans livres. ça devrait être interdit de ne pas lire.
Est-ce que tu connais Maurice, le berger qui lit René Char ?
Idéalement, il faudrait le retrouver et l’interviewer. On y va ?
Allez, on recherche Maurice ! Hop, au travail !
Et cherchons aussi le berger qui préfère lire et regarder le feu dans sa cheminée plutôt que les étoiles qui présentent toujours le même scintillement...
Après cette brillante co-digression, revenons à la question des origines, si tu veux bien.
Que nous disent tes origines à ton sujet ?
Le côté franco-kabyle est, je pense, assez intéressant. De génération en génération, ma famille refuse des mariages contrariants (j’y reviendrai peut-être, puisque ma venue pour étudier en France a été contrainte par un atterrissage téléguidé dans un foyer catholique…), mais qui se font quand même.
Donc mon arrière-grand-mère (dont j’ai repris le nom pour mon identité d’écrivaine) était la fille d’un officier français en Algérie (un général pour épicer l’histoire), et elle s’est échappée d’un couvent (ou d’une école religieuse, mais personne n’a la vraie histoire) pour convoler avec mon arrière-grand-père, beau kabyle sans le sou. Ils ont fui les deux familles qui refusaient ce mariage, et se sont installés au Maroc, ont eu mon grand-père dont j’étais très proche. C’était quelqu’un avec un cœur gigantesque, un conteur extraordinaire, et surtout un gars avec une imagination qui sublimait absolument tout, simplement avec un petit coin de jardin et une 4L avec de la mousse au plancher.
J’ai passé tous mes étés avec lui et me suis sentie amputée après sa disparition brutale. Donc il apparaît dans ma bio par ce biais.
Toujours du même côté maternel il y a un mariage entre une juive qui a été bannie par sa famille et un musulman. Et moi-même, je n’ai pas choisi la voie que l’on m’avait « tracée »…
J’ai eu une éducation relativement stricte en comparaison à une européenne, avec un père rifain intransigeant mais à qui je tenais tête dans les limites du possible (pour le travail, aucune discussion possible par contre). Je pense que je ne suis pas facile à faire plier, on me l’a toujours dit, et les gens qui me connaissent me disent que je n’abandonne jamais une cause et ne me soumets pas facilement à l’ordre. Et ça, c’est mon côté rifain que je tiens de mon père. Ma mère était beaucoup plus conventionnelle et moins contestataire que moi.
Ensuite j’ai effectué mes études à l’étranger (dont une partie à NY, une à Casablanca, une à Rabat) jusqu’au Bac, et je pense en effet que ces éléments mis bout à bout font mûrir une langue particulière.
C’est important de l’écrire aussi pour la raison suivante. Je sais que l’on apprécie les arabes dans la littérature quand ils représentent un idéal d’intégration selon les critères occidentaux, surtout depuis les attentats de 2015 qui ont évidemment stigmatisé cette frange de la population.
Alors il est important de dire qu’un arabe, c’est aussi quelqu’un qui voyage (je ne vois pas beaucoup de recueil de voyageurs arabes circuler, est-ce parce que les éditeurs n’en reçoivent pas où est-ce un cocktail peu vendeur ?).
Un arabe, c’est aussi quelqu’un qui ne fait pas de séparation entre sciences et littérature. Un arabe a une relation à la langue qui n’est pas la même que celle d’un européen : il a davantage conscience de ce mouvement antagoniste qui existe entre parole et écriture. Une parole empêchée forme l’esprit, oblige à observer plus attentivement les gestes, contraint à manier les phrases avec du non-dit, rend à l’implicite sa part de liberté et de grandeur (et se moque du trépignement explicite pour faire monter la pression de façon ostentatoire dans un texte…).
Je pense qu’avec les contraintes de mon éducation, un droit de sortie et d’expansion amoureuse assez limités jusqu’à 18 ans, mais une bibliothèque ouverte (merci Flaubert), j’ai développé une capacité imaginative qu’une personne libre de ses mouvements ne développerait pas.
J’aime la manière dont tu parles de liberté, avec différents mots. De toutes les expériences heureuses et malheureuses que j’ai pu vivre, la liberté est ce qui m’a le plus ravi ou manqué, selon les circonstances.
Tu as un blog que tu alimentes régulièrement depuis 2017. Ce qui est une double originalité, de nos jours. À quels besoins répond ce blog ?
Oui c’est vrai, c’est original. Je pourrais simplement faire des photos sur Insta avec une tasse, un gâteau et une lumière veloutée.
Un problème avec les photos de tasse en lumière veloutée sur insta ? 😒 https://www.instagram.com/p/Cldx51jIiSZ/?igshid=YmMyMTA2M2Y=
Un chat chocolat !
C’est du café... mais c’est bien un chat, je confirme.
Enfin bref, tu en étais où ?
Plus sérieusement, l’originalité tient du fait que j’y exerce aussi une activité de critique. Il va sans dire que je ne parle (à une exception près pour un essais dont j’ai animé le débat) que de livres que j’achète. Et même ça, ce n’est pas original pour un écrivain : beaucoup d’écrivains ont maintenu dans le passé une conversation constante entre critique et créativité.
Oui, je sais bien que des écrivains, nombreux, ont entretenu cette « conversation » entre critique et écriture, et je trouve que cela est bien.
De manière plus prosaïque et pour tout dire deux point zéro, je parlais d’originalité parce que tu as un blog (c’est de moins en moins banal), que tu l’as créé récemment (2017, à l’heure où des centaines de blogueuses et blogueurs avaient déjà disparu dans le bruit des réseaux sociaux), et que tu l’alimentes donc régulièrement depuis 6 ans.
D’ailleurs, à la réflexion, il me semble que tu n’as pas répondu à ma question inspirante : à que besoin répond un blog ?
Oui c’est vrai, des pages naissent et d’autres meurent, il en est de même pour tous ces livres qui ont une durée de vie de 10 jours, voire d’un jour. D’après une étude menée en 2017 par le bureau d’analyse sociétale pour une information citoyenne, 142.000.000 de livres sont envoyés au pilon chaque année. C’est énorme.
Ce blog est alimenté régulièrement mais je n’y crée pas un bruit continu pour participer à la fameuse économie de l’attention.
De même sur Twitter, je n’interviens pas en continu. Mon principe, c’est peu et bien.
Cette page électronique est un coin de journal où je poste mes critiques, des chroniques de voyages, celui-ci par exemple lors d’un séjour en Corse. Après un week-end à Chartres, j’ai écrit un article sur la maison étonnante de Raymond Isidore.
Et je mettrai un lien vers cette interview, si tu le veux bien.
Ah oui, bien entendu, il faudra un lien vers ton interview, les blogueurs et blogueuses le font usuellement, cela ravit mon ego et satisfait le Grand Algorithme googlesque.
J’écris sur le blog ce qui était à une époque publié dans les journaux.
Je suis des blogs qui existent depuis plus de 10 ans. La seule question est pourquoi poster des articles gratuitement. Il est vrai que beaucoup de gens utilisent maintenant Substack, et j’y songe.
Sur la gratuité, si l’on ne veut pas céder à la pub (de Google, forcément), on peut essayer d’en finir avec l’abonnement de soutien. Pas facile d’en tirer des sommes significatives, je pense... mais au moins on maîtrise le produit.
Et maintenant parlons de ce Parker dont tu as raconté l’enfance dans ton dernier livre paru à l’automne. C’est qui ?
« L’enfance de Parker » ne relate pas l’histoire d’une enfance, et il est paru en juin.
C’est pas en automne, juin ? 🤔
De toute façon il n’y a plus de saisons, hein…
Cher Maître, il faut déloger cette idée de votre cerveau : toute naissance ne s’effectue pas en automne, ne serait-ce que parce que cela voudrait dire que toute conception se fait en hiver. Brrr !
C’est un titre choisi parce qu’il porte en lui une féconde convergence de fils de lectures. D’une part, il fait référence au geste de la main, geste hérité et ancestral. Il fait référence à l’acuité sensorielle, le tâtonnement, la découverte, gestes propres à l’enfance. Il étend (dans un mouvement prospectif davantage que rétrospectif) cette période de notre vie où nos yeux veulent toujours avoir le ciel entier.
Mr Parker est un majordome anglais qui vit dans le Hopeshire.
C’est un homme qui déteste l’incertitude, et appuie sur une frontière qui lui résiste dans un monde en pleine mutation au milieu d’un microcosme de personnages. Dans « L’enfance de Parker », plutôt que de spéculer sur ce que l’homme est ou l’homme peut, plutôt que de confronter le mal et le bien (je les range dans l’ordre décroissant pour être en ligne avec le bruit de bottes de notre monde contemporain), j’ai préféré fabriquer des personnages et observer sous un œil qui ne m’est pas familier l’action de leur corps vers les corps environnants.
Je constate aujourd’hui que l’écriture de ce livre m’a modifiée. Enfin, je crois : Mr Parker, ce n’est pas moi, mais il arrive que je tende dans certaines situations vers lui.
Ah, Monsieur Parker ce n’est donc pas toi…
Je crois que la phrase de Flaubert clamant « Madame Bovary c’est moi » est apocryphe mais ça me semble un écho pas inintéressant à explorer (oui, j’ai tout le temps de te lire et de t’écrire, aussi... on est là pour ça, non ?)
Autre écho, j’ai écouté tout récemment sur France Inter, pas plus tard que dimanche, un extrait d’un passage culte de Hergé chez Pivot : « le capitaine Haddock c’est moi, Tournesol c’est moi, même les Dupont-Dupond c’est moi... »
Alors, Parker, c’est quelle partie de toi, en vérité ?
Je ne sais répondre à cette question (j’ai pourtant repris le livre hier soir). Honnêtement, j’aimerais écrire, c’est un homme vers lequel je souhaite tendre, mais même ça, ça me paraît faux. J’ai choisi un personnage assez éloigné de moi, assez éloigné d’un moi fantasmé, même si évidemment, il y a des glissements qui s’opèrent, on ne peut complètement sortir de son corps. Mais il est possible que ce qui est intéressant, c’est justement cette accumulation de glissements.
Il peut être vu comme un personnage existentiel qui permet de ne pas s’enfermer dans un personnage définitif, qui entraîne mon flux de conscience vers une possibilité d’être au monde.
Peut-être est-ce la part de moi que je ne peux pas cerner. Il y a une question qui m’intéresse. C’est cette part de nous qui s’exprime devant les situations d’urgence, quand la vie peut basculer d’un côté ou de l’autre. Il se produit comme un effet de ciseaux. Un mouvement vertical qui peut renvoyer dans un sens ou dans l’autre. L’inflexion dépend d’un évènement non mesurable, non quantifiable.
Notre première interaction sur Twitter date de juillet 2022, quand tu avais admiré avec hilarité un bon mot comme il m’advient si souvent et brillamment d’en tweeter.
🤣
— La page de Rita (@LapagedeRita) July 9, 2022
Qu’est-ce que cet échange profond nous dit de la découverte de l’autre sur les réseaux dits sociaux ?
Vaste sujet ! Elle nous dit que comme dans la vraie vie, une connivence, un trait d’humour, une coïncidence créent un lien. Les RS permettent de rapprocher des personnes qui ne se seraient probablement pas rencontrées physiquement. Pour autant, est-ce que les rencontres entre milieux et cultures différentes se font ? Je le crois, même si certains se montrent d’emblée fermés à tout échange.
Moi-même, il y a des conversations dans lesquelles je n’ai pas envie d’interagir. La sympathie, l’antipathie, sont de premier abord instinctives. Le fait que cela se passe souvent sans présence corporelle, mais juste avec un échange de mots établit une relation qui peut être profonde si elle se prolonge dans la sphère privée (échange par MP pour commencer, ce qui m’arrive avec des gens rencontrés ici), voire se prolonger autour d’une table, mais aussi légère, superficielle et contrainte, soumise au regard des autres.
Nous sympathisons malgré tout avec nos consciences respectives qui dépendent de tant de paramètres, et il y a des instants qui restent gravés. C’est quelque chose qui évidemment dans mon métier me parle. Je pense que ça participe à modeler notre intersubjectivité, à nourrir notre élan (vital) vers l’autre, à rendre toute exhibition nombriliste sur les RS ou journaux traditionnels de plus en plus obsolète (et ça c’est une bonne chose). Il me semble que l’on peut plus facilement corriger une erreur d’opinion par l’écrit sans le regard qui juge l’apparence. On peut invectiver aussi plus facilement, mais je n’ai pas trop à m’en plaindre puisque je m’entoure normalement attentivement sur les RS.
Je me dis aussi que l’échange d’informations, parce que compacté individuellement et échangé dans un flux collectif sur les RS, parce que fragmentaire et épars, parce que dilué et concentré, est en train de modifier totalement notre rapport aux médias et notre manière de sélectionner l’information. J’espère que ça rendra aux individus leur esprit critique et pas juste contestataire après cette période trouble qui finira par se stabiliser.
L’art de la nuance tant déclamé et réclamé partout aujourd’hui est évidemment souhaitable, mais on ne peut pas dire que le contexte social (les faits et juste les faits), la polarité dans certains médias, la consommation culturelle où le discours de vente et le contenu sont depuis longtemps déconnectés, aident à cultiver cet art. Maintenant, on constate l’émergence d’une catégorie d’artistes qui proposent sur les RS une matière culturelle qui s’extrait des schémas traditionnels tout en étant constructive.
Et en ce qui me concerne, je suis certaine que je n’écrirais pas de la même façon si je me tenais loin des RS. Certes, j’ai depuis longtemps un goût prononcé pour les écrivains qui sont, disons de manière schématique, dans une démarche ouverte, mais quand même : être présent ici requiert un temps d’adaptation, une prise de repère pas forcément évidente au début, des déceptions. Et d’immenses joies.
J’y ai rencontré des amis, des gens formidables que j’ai aussi vus à l’extérieur autour d’une table (d’ailleurs petite combine : c’est un bon moyen de repérer les influenceurs : ils ont toujours une excuse pour ne pas vous voir), des lecteurs de tous les horizons, des amoureux de littérature, des gens dont la vie est traversée d’éclipses et de lumière, avec les ellipses propres à Twitter et à tout récit écrit. Des gens qui disparaissent puis réapparaissent, crient leur révolte, disent les évènements qui les bouleversent. Tout un pan de la société se met soudain à frémir puis explose à l’unisson quand un évènement majeur secoue notre société. Je trouve ce côté des RS absolument formidable.
Je fais mienne ton analyse des réseaux dits sociaux et même cet émerveillement qui me semble transparaître à travers ta réponse.
Oui Twitter est d’abord ce lieu improbable où les gens se distinguent puis se plaisent par la seule puissance des mots. Et juste que ce monde-là existe est un merveilleux cadeau de la vie deux point zéro.
(Et merci pour la petite combine visant à repérer les influenceurs 🙏🏻)
Passons maintenant aux questions traditionnelles des interviews du blog suprême.
Depuis que tu connais Maître Roger, comment ta vie a-t-elle changé ?
Depuis que je connais Maître Roger, je souris quand je le croise. Il me fait sourire parce que je vois toujours poindre sa malice dans un coin de tweet. Ce qui change un peu des croisades journalières dont nous sommes parfois coutumiers.
D’ailleurs j’ai une question : dans la photo de Maître Roger devenu petit, le garçon soutient-il sa tête ou lève-t-il le poing ?
Heureux je suis de te faire sourire. Une journée sans sourire c’est comme un poisson sans bicyclette.
Sur cette photo, quand j’avais environ 3 ans, vers la fin des Trente glorieuses, je suis simplement blasé et donc je me tiens la tête. Quand je lève le poing, c’est pour manifester, et je crois qu’il est alors tourné dans l’autre sens.
Le poing tourné comme ça serait plutôt un poing menaçant. Or je suis un adepte éprouvé et reconnu de la non-violence.
Ton interview a été auto-recommandée par Maître Roger lui-même, suite à tes adorables et en même temps très lucides paroles en TL lors de la publication de l’interview de @CoralieB23 ; où étais-tu ? Que faisais-tu ? Quels ont été tes sentiments quand tu as appris cette merveilleuse nouvelle ?
J’étais chez moi dans la salle à manger. J’avais mis de côté mes carnets et livres et j ‘échangeais sur les RS. La parole est assez polarisée actuellement aussi bien dans certains médias traditionnels que dans une partie des RS. Mais chez moi ici, la paix règne... C’est quand même incroyable de dire, ici, chez moi…
Ce sont les RS qui ont permis ça. Chacun articule son média et son ouverture vers l’extérieur à sa convenance. Et puis, j’ai été touchée par ta démarche, et sûrement avais-je en souvenir quelques sourires échangés ici et là. Donc j’ai rebondi, tu as rebondi et la rencontre s’est faite et j’en suis ravie !
Je suis ravi aussi, de ces rebonds, de ce dialogue que nous avons installé ici et poursuivrons ailleurs (je ne suis pas un vrai influenceur : je n’évite pas les tables), ravi de cette rencontre qui s’est installée en quelques mots tout simples.
L’occasion t’est maintenant donnée de désigner qui devrait être interviewé après toi dans le blog suprême : à qui penses-tu ?
Je pense à Claudine Chapuis (@CloChapuis) qui m’a fait découvrir sa région, un pan de la littérature bretonne que je ne connaissais pas. Claudine vient de méridiens qui ne sont pas les miens et s’intéresse à l’humain, la littérature, l’ethnologie. On échange de temps en temps sur la MP ou par lettres manuscrites, en particulier sur cette histoire de lieux et comment ils nous conditionnent, nous façonnent. C’est une lectrice et écrivaine avec une sensibilité qui me nourrit car différente de la mienne, avec une ouverture et un élan vital vers l’autre à travers lesquels je la rejoins. Disons que l’on diffuse l’une et l’autre deux mondes différents mais qui se touchent par certains points relativement universels, je crois. Elle tient un blog que je vous invite à découvrir.
Je pense également à Déborah Heissler (@dheissler) qui est poète. Elle a ce don rare d’installer des plages de silence et de faire disparaître le désordre mental qui nous encombre. Je ne souhaite pas détailler davantage ce qu’elle fait car cela reviendrait à rajouter du bruit. Vous pouvez également aller vers elle, même si elle me semble bien occupée ces derniers jours.
Il en sera ainsi, les heureuses impétrantes seront invitées à m’envoyer le DM nécessaire au lancement de l’interview, dans le respect de la procédure et de mes délais de procrastination.
Tu n’ignores pas que la publication de ton interview dans le blog suprême va merveilleusement changer le cours trop tranquille de ta vie. Tu seras une star connue à travers toute la galaxie, tes fans viendront de partout pour te rencontrer. Comment te prépares-tu à ces nouvelles circonstances ?
Je t’inviterai à boire un verre tout simplement pour me rappeler du bon vieux temps où je pouvais encore observer sans être vue.
Heureux je serai de t’accompagner dans ces souvenirs toujours doux.
Où souhaites-tu dîner avec Maître Roger quand tu seras une star galactique ?
Pourquoi attendre que je devienne une star galactique ? Dîner avec Maître Roger est un évènement en soi ! On pourrait aller au Sirocco, au restaurant Moustache, chez Nodaïwa, chez Pottoka.
Je ne connais pas tous ces gens 😳
Hormis les questions inspirantes de Maître Roger, qu’as-tu lu de particulièrement marquant ces derniers jours ?
Actuellement, je relis « Les pérégrins » d’Olga Tokarczuk dont j’ai parlé sur le blog, ainsi que « La pensée et le mouvant » de Bergson, présenté par Caterina Zanfi.
Quelle musique as-tu écoutée pour répondre à cette interview ?
J’écoute The Ketchup Song (Aserejé) ces jours-ci, chanson du groupe de pop espagnol Las Ketchup sortie le 22 juillet 2002 que mes filles ont déterrée ! Et j’adore !
Quelle image au format paysage choisis-tu pour illustrer ton interview et pourquoi ?
La femme entre les poutrelles, photo prise à NY, le 2 novembre 2022. C’est ce tremblement du sol qui me revient d’abord en mémoire, puis le ruban de lumière strié, et les secousses qui délogent les souvenirs. Ma mère est morte quelques jours plus tard.
Et ton piano, dans tout ça ?
Il y aurait beaucoup à dire sur la musique. Je joue du piano depuis toute petite (j’ai commencé à 6 ans je crois) avec des périodes plus ou moins intensives. La pratique du piano pendant l’adolescence a été particulièrement intensive. Et j’y reviens dans les moments difficiles.
J’ai abordé le sujet plus haut avec l’article sur Zamiatine où je parle du rôle de la musique qui aide à installer un état primitif avant de travailler, un peu comme on passe d’une rue bruyante à une grotte.
Pour moi, la frontière entre prose et poésie n’existe pas vraiment, même si évidemment, la prose est plus éclatée, plus horizontale et la poésie plus verticale, mais une prose peut avoir des passages poétiques et revenir au texte narratif. On peut jongler entre l’universel et le particulier. Je n’écris pas avec de la musique mais disons en musique : elle est là, et participe en arrière scène à guider les phrases, le sens et la composition finale.
Je compare souvent la relecture d’un livre à une musique que l’on réécoute inlassablement et qui nous donne des frissons. Cette intensification se met en place aussi avec un texte relu inlassablement où une multitude de stimuli existe. Lire, relire à travers un univers mental où les associations se renouvellent, où un réseau de sensations se densifie. Il y a quelque chose d’intéressant dans ce perpétuel recommencement, et il est possible que ça ait un rapport avec la musique, avec l’ouïe qui est peut-être l’organe sensoriel le plus libre, le moins facile à assujettir.
Merci pour cette délicieuse interview, chère Rita.
Cher Maître Roger, merci pour ces questions pertinentes et pour cet échange très riche, qui se poursuivra, je l’espère, autour d’une table, à Créteil, Bordeaux ou Niort ?
Où nous serons tous deux à la même heure, bien sûr.
C'était l'interview de Rita des Roziers (@LapagedeRita)
Pour en savoir plus :
Rita des Roziers – Écrivaine, critique, pianiste, mathématicienne.
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