Et si on partait à Venise, finalement ? Il y avait déjà des centaines de bonnes raisons de partir à Venise, en voici une nouvelle : une ville recommandée par Clément Mao-Takacs, musicien, chef d'orchestre, compositeur, qui y... oh et puis lisez, on ne va quand même pas vous spoiler sa brillante interview.
#monanalyse
le 25 AVRIL 2022,
L'interview de Clément Mao-Takacs (@cle_mao_takacs)
Pour en savoir plus :
Clément Mao-Takacs | Chef d'orchestre – Pianiste – Compositeur
Bonjour Clément, qui es-tu ? Où vas-tu ?
Qui suis-je et où vais-je ? On pourrait répondre aux deux questions en disant : je suis un homme qui s’efforce d’être un Mensch.
Si la première question est une interrogation sur mon métier, je dirais qu’une grande partie de ma vie consiste à interpréter (comme chef d’orchestre et comme pianiste principalement) des musiques (mais aussi des textes et des images) créées par d’autres ainsi qu’à orchestrer et composer moi-même des musiques et à écrire des textes. Je suis quelqu’un qui essaie de relier les êtres entre eux et les idées entre elles, qui convoque les morts pour leur faire rencontrer les vivants (et vice-versa), et qui essaye de réparer un peu le monde.
Où vais-je ? Je l’ignore. Vers ma mort, de façon certaine. Et de façon incertaine mais enthousiaste, là où mes pas me portent et où il me semble que je peux être utile au monde. (Quant à « où j’aimerais aller », ça c’est une autre question !)
Je ne sais pas si tu entends « Mensch » en le sens yiddish mais, coïncidence, ta question sur la première question de mes interviews, « qui es-tu ? » me rappelle les très aimables mots que Noémie Issan avait eus à ce sujet lors de sa propre interview : « C’est une des plus belles questions qui soient, c’est presque une adresse pure, une invitation à laisser l’autre se définir dans les termes qui lui conviennent, à dire qui il est, hors de toute case prédéfinie. »
Indubitablement dans le sens yiddish. Mais ce qui est beau, d’ailleurs, c’est qu’on ne peut pas se Menschéiser (sic) soi-même : ce sont les autres qui vous définissent ou vous définiront comme tel – souvent après votre mort, d’ailleurs (on y revient, si j’ose écrire !).
D’ailleurs, « qui es-tu, qui suis-je, où vais-je ? » : je crois que ce sont les autres qui nous le révèlent. Parfois même qui on ne savait pas que l’on était ; qui l’on imaginait pas pouvoir être ; qui l’on pourrait être ; qui l’on voudrait être ou ne pas être... Tout cela, c’est le regard, c’est la parole, c’est la présence des autres qui nous l’enseigne, qui nous renseigne, qui éclaire nos ténèbres – voilà une possible définition de l’analyse, d’ailleurs...
Nous retiendrons cette définition de l’analyse pour de futures interviews suprêmes.
Quant à cette autre question, « où j’aimerais aller »... mais oui, quelle formidable question : où aimerais-tu aller, Clément ?
Je veux toujours aller à Venise ! Encore et encore. L’Italie et la Grèce sont deux pays où je respire heureux et où j’ai vécu plus ou moins longtemps, mais que je n’ai pas totalement explorés. Le Portugal, l’Espagne aussi.
Mais je voudrais surtout aller (res)sentir le Maroc et l’Algérie, patrie d’une partie de mes aïeux ; visiter les immensités de l’Est, peut-être en suivant la route des caravanes ou des nomades ; aller à Saint-Petersbourg, Istanbul, en Israël et en Egypte. Il y a aussi des endroits plus sombres où je veux me rendre : Auschwitz, notamment. Et sur d’autres continents encore l’Argentine.
Et retourner au Japon, voyage dont je rêvais, et qui s’est réalisé sous la forme la plus absurde et étonnante possible.
L’endroit où je désire toujours aller, c’est un théâtre qui serait mien – pas mien par possession et autocratie, mais mien parce que je serais libre d’y inviter les artistes (et des autres : penseurs, philosophes, analystes, scientifiques...) que je chéris, ceux et celles auxquels je crois, de proposer des spectacles qui sortent du conformisme ambiant, et dont je ferai un véritable lieu de vie et de réflexion.
Ensuite, rien n’empêche que ce théâtre soit en Italie ou à Venise !
Naturellement, prévoyons donc ton théâtre à Venise.
En attendant sa future inauguration, peux-tu livrer aux millions de lecteurs du blog suprême quelques dates et circonstances sur les grandes étapes de ta vie artistique : la première œuvre interprétée au piano en public ? La première baguette de chef ? Le premier opéra de Wagner ? La prochaine création ?
La première œuvre au piano en public, je ne m’en souviens pas/plus ! En revanche, je me souviens assez bien de toutes les pièces que j’ai jouées aux examens et concours.
Les partitions : au début, outre les méthodes d’instruments et de solfège, on m’en a donné beaucoup, notamment de Bach et de Bartók. En revanche, parmi les premières partitions achetées en ayant mis de côté des sous, je me souviens notamment que, le même jour, j’ai acquis l’Ave Verum Corpus, Die Zauberflöte (La Flûte Enchantée) et le Requiem de Mozart. Et, un mois plus tard, deux Symphonies de Mahler, et une partition de Debussy. Ensuite, j’ai passé et passe encore ma vie à acheter des partitions, à en recevoir et à en produire !
Ma première baguette... Il y a une vidéo, dit-on, qui me montre dirigeant déjà à 3 ou 4 ans. J’ai dû avoir mes premières baguettes vers 7-8 ans, mais depuis mes 12 ans, je dirige toujours avec le même modèle, fabriqué au Japon, dont j’ai une cinquantaine d’exemplaires (car cela arrive qu’on les casse). Je leur fais parfois des infidélités en dirigeant sans baguette, ou, comme c’est arrivé l’an passé au Japon, avec des baguettes pour manger en bois tout simple, de celle qu’on trouve dans n’importe quel restaurant de sushis.
Le premier opéra de Wagner : entendu, travaillé ou dirigé ? Probablement « Tristan und Isolde », qui occupe une grande place dans ma vie.
Les prochaines créations : il y en aura trois, composées par trois compositeurs différents fin août, début septembre, et qui s’imbriquent dans un spectacle qui sera lui-même une création ; puis une pièce que j’ai composée et que je créerais normalement mi-septembre dans mon festival en Bretagne ; et enfin l’opéra « Innocence » de la compositrice Kaija Saariaho, dont je dirigerai onze représentations entre octobre et novembre 2022 à Helsinki.
Helsinki à l’automne, ça me paraît une très bonne idée #monanalyse
Il faudra venir. En tout cas, si tu viens, je me débrouillerai pour te trouver une place pour voir ce nouvel opéra extraordinaire.
Qu’il en soit ainsi 🙏🏻
Quand as-tu acquis la certitude que tu vivrais de la musique et plus particulièrement que tu serais chef d’orchestre ?
« Vivre de la musique » : plutôt vivre par la musique. Ou, plus exactement, ne pas pouvoir vivre sans la musique. En vivre reste toujours, même aujourd’hui, une question, car il y des hauts et des bas dans une carrière, surtout après une pandémie mondiale, et des interrogations sur pourquoi et comment fait-on ce métier dans ce monde qui court à sa perte...
C’est après avoir chanté, encore enfant (âgé alors de 7 ou 8 ans), une « Troisième Symphonie » de Mahler sous la direction de deux chefs d’orchestre différents à peu de temps d’intervalle que j’ai formé le projet d’être chef d’orchestre et compositeur et pianiste – comme Mahler. Et parce qu’être le capitaine de ce navire qu’est une symphonie ou un opéra, la/ le faire arriver à bon port, et avoir la possibilité de travailler avec d’autres êtres humains me semblait et me semble toujours l’un des plus beaux métiers du monde.
Mais plus qu’un projet, c’était une forme de vocation, voire d’épiphanie, et ça le reste : c’est l’endroit où j’ai le sentiment le plus net d’être à ma place et utile aux autres.
« Être à ma place et utile aux autres » : merveilleux complément à ma question initiale, merci à toi, je songerai à recycler l’idée pour mes prochaines interviews (décidément ça nous fait beaucoup d’inspirations à intégrer dans les prochaines interviews grâce à toi…)
Le dernier livre de musique que j’ai lu, ce sont les entretiens de Seiji Ozawa et Haruki Murakami, et je trouve pour ma part qu’ils nous siéent parfaitement, comme modèles. Est-ce qu’un musicien tel que toi a le temps des livres tels que celui-ci ?
Je lis beaucoup de livres. Je les dévore même, et je les relis – et certains de très nombreuses fois. Celui-là est sur ma liste. Notamment parce qu’Ozawa est l’un des chefs qui m’a dirigé quand j’étais petit et dont je parlais plus haut. C’est un musicien extraordinaire, un maître en son art, qui a un respect immense pour la musique qu’il interprète. Un de mes chefs d’orchestre favoris !
Ah mais non, au temps pour moi, le dernier livre de musique que j’ai lu était « La vie de Liszt est un roman ». Quelle place un musicien tel que lui a-t-il dans ta vie ?
Liszt est une figure essentielle et géniale. Compositeur, interprète, écrivain (en plusieurs langues !), passeur (et faisant passer la musique des autres avant la sienne propre !), humaniste, européen, inventeur du récital, poète, lecteur, amant-amoureux, penseur-philosophe, séducteur, croyant-mystique, rêvant à la réunion et à la transversalité des arts...
Il occupe une place importante dans mon Panthéon musical, et il ne me déplairait pas qu’on nous trouve une ressemblance par nos destinées – car c’est souvent qu’on m’a fait remarquer celle de nos visage, de nos variations capillaires, de nos nez et de notre ascendance hongroise !
Ah tiens, je n’avais pas noté l’ascendance capillo-nasale commune...
(Il y a pire comme sosie. De toute façon j’ai au moins cinq ou six sosies selon mes proches, ce qui me permet de relativiser l’idée d’être unique au monde ! ;-))
Je ne veux pas râler mais la dernière actualité relayée sur ton blog (à l’heure où cette interview est préparée) date du 8 juin 2018. Pourquoi si peu de blogging ?
Parce que les deux sites sont en maintenance.
Parce que mettre à jour les sites est d’un ennui sans nom.
Parce qu’aujourd’hui, on peut être actif sur d’autres réseaux : Twitter comme un pseudo-journal de pensée, Instagram comme un lieu où expérimenter la tautologie et la trace par l’image, Facebook comme une vitrine nécessaire.
Mais bientôt, bientôt il y aura plus et mieux. Et puis, je préfère que les gens viennent me voir quand je dirige, joue ou cause !
Ah mais je suis bien d’accord avec toi pour que les gens viennent te voir et t’écouter, et le blog est à ce titre un média qui a sa place dans la stratégie globale de communication.
Enfin, si je peux aider moyennant un budget modique (je suis corruptible à la musique, c’est assez simple), n’hésite pas !
C’est absolument adorable. Mais d’ici juin, les choses devraient avoir repris leur cours.
M’ouais, et n’oublie pas le blog de Secession Orchestra qui est en maintenance, là 😒
Au fait, pourquoi avoir créé cet orchestre ? Et comment on s’y prend pour créer un orchestre au XXIe siècle ?
Pourquoi pas ? – surtout !
En tant que chef invité, mon travail est, le plus souvent, de monter un programme très rapidement en deux ou trois jours avec des orchestres constitués. Il faut que le résultat soit intéressant, mais il va de soi qu’on ne peut pas avoir le temps d’approfondir certaines dimensions des œuvres qu’on joue.
Au contraire, avec mon orchestre, je peux travailler plus en profondeur – même si le temps et l’argent nous sont aussi comptés ! – je peux proposer des programmes qui sortent des sentiers battus (ou de ce que la plupart des institutions considèrent comme rentables) ; je peux réunir et être entouré de musicien•ne•s qui veulent travailler avec le même engagement que moi.
Et puis, ce début de siècle n’est-il pas justement le moment idéal pour (ré)interroger des formes et formats de groupes sociaux et artistiques, leur(s) mission(s), leur intérêt pour la communauté humaine ? Créer un orchestre – de même que créer un festival –, c’est aussi s’interroger sur des nécessités, sur comment on conserve un patrimoine vivant, comment on rend la musique dite « classique » accessible au plus grand nombre, comment on la relie à d’autres musiques et aux autres arts.
Faire « sécession », c’est indiquer un geste de refus d’un ordre établi, mais plus dans un geste de proposition que d’opposition ; c’est contester en disant « voilà, on peut faire les choses différemment ; cela peut exister à côté de grandes machines », et faire le pari et preuve que quelque chose d’autre est possible ; que le concert et le spectacle ne sont pas que des objets de consommation et de plaisir, mais des propositions construites, aux multiples ramifications, des lieux de rencontre et de pensée, d’émotions et de réflexion.
C’est cela que j’essaye d’incarner avec SECESSION ORCHESTRA.
On est d’accord que tu m’enverras des invitations pour ton prochain concert ? Et aussi pour quand tu dirigeras Tristan ou Parsifal à Bayreuth ?
On se voit donc le 10 juin prochain à 19h au Petit Palais. Ou bien le 11 juin prochain à 17h à Boutigny-sur-Essonne si tu préfères la campagne francilienne.
Car nous jouons aussi bien dans la ville que dans la campagne, pour les locaux et les touristes, dans les musées, les églises ou les grandes salles de concert, sans hiérarchie.
Pour Bayreuth, je ne peux rien promettre – mais j’aimerais bien y diriger au moins un jour – ou, mieux, avoir mon propre théâtre où je pourrais t’inviter !
Ah ah, excellente l’idée de l’invitation à un concert gratuit 😏
Alors vu le calendrier électoral et qu’il me faudra m’adonner à quelques activités dans mon bureau de vote le dimanche, je viendrai avec grand plaisir vendredi 10. En plus ce qui est affiché du programme me plaît.
Le hasard fait bien les choses. Mais sinon, il faut venir en Bretagne, à Carnac, du 8 au 16 septembre : on y fait musique (et plage, et vélo, et menhirs) toute la journée, et c’est vraiment un moment de partage. Et on te mettra dans la liste des invités !
Allez hop ! En route pour Carnac ! ça changera de Créteil…
Et concernant Bayreuth, ou ton futur Bayreuth à toi où qu’il soit bâti, tu peux compter sur moi pour ne pas oublier ta promesse.
Je ferai en sorte de ne pas me parjurer.
Ton interview a été recommandée par @FaQuatrieme2 aka Gianni di Lorena aka itou Johann Von Heckel, qui a précisé : « je doute qu’il accepte ». Et pourtant, quelques minutes plus tard, tu m’envoyais le DM qui allait changer ta vie. Qu’est-ce qui t’a donné envie de t’adonner aux vertus de l’interview dans le blog suprême ?
Parce que je crois que tout échange entre des êtres humains, même bref, même unique, même décevant, est utile et enrichissant. Et j’ai trouvé son interview, comme d’autres menées par Maître Roger, particulièrement intéressante, vivante, détaillée.
Merci, tu es bien urbain de trouver tout cela dans mes interviews 🙏🏻
À ton tour, qui souhaites-tu recommander pour une prochaine interview par Maître Roger ? (un seul @ possible, je serai intraitable)
Certainement pas : je ne m’en tiendrai pas à un. Il te faudra choisir ! Par exemple entre : @aleksi_barriere qui est un artiste passionnant à interviewer, @OctaveParallele qui me semble une personnalité très riche et @LVissidarte qui a beaucoup de choses à dire sous ses dehors discrets.
Ah ben c’est malin, comme je fais pour choisir, moi ? Il me faut les trois, évidemment !
Maintenant, si tu multiplies cela par le nombre de compositeurs et d’œuvres, tu comprends la difficulté pour moi de créer des programmes qui ne durent que 80 minutes maximum ; ou mes angoisses dans une librairie ou une pâtisserie...
Oui, je comprends.
Depuis que tu connais Maître Roger, comment ta vie a-t-elle changé ?
Cela a coïncidé avec des évènements mondiaux (la guerre en Ukraine) et nationaux (élections présidentielles) – et j’espère qu’il n’y a pas de corrélation entre ceux-ci et cette rencontre. Qui sait ?
Si on pouvait juste coïncider avec la paix et la concorde universelle, dans la joie et les plaisirs des arts, ça me conviendrait mieux, comme influence.
Je souscris tout de suite à une telle conjonction. Puisse le dialogue mener au dialogue, le sourire à la paix, la réunion des arts à l’universalité.
Qu’il en soit ainsi, comme je préconise toujours 🙏🏻
Tu n’ignores pas que la publication de ton interview dans le blog suprême va bouleverser ton destin. Les femmes seront nues dans la rue et se jetteront sur toi. Comment te prépares-tu à cette nouvelle vie ?
Je serai fort marri si cette publication doit déboucher uniquement sur l’espérance de voir les femmes réduites à n’être que des fans hystériques. Et, sans vouloir paraître arrogant, des foules en délire, ce ne serait pas non plus une chose si nouvelle... Cela fait aussi partie de mon métier d’aller au contact des foules.
Cela étant, si cela permet de sortir de notre époque moralisatrice et pudibonde, je suis tout à fait pour qu’hommes et femmes se réjouissent d’être nu•e•s. ; mais je leur conseille plutôt pour cela la joie de le faire au soleil, et de se baigner dans l’eau en célébrant la beauté du monde !
Et nous voilà inventeurs d’un nouveau festival naturiste et musical, en tournée de Montalivet au Cap d’Agde. J’ai toujours dit que c’est du dialogue que naît le débat, puis la création, en voici la preuve irréfragable.
Où souhaites-tu dîner avec Maître Roger quand tu seras cette star offerte aux nues gens dans la rue ?
A Paris ou à Venise, dans un de ces endroits que j’affectionne, où l’on mange et boit de belles et bonnes choses. Mais il est plus que probable que ce sera Maître Roger qui sera sollicité par une horde fanatique désireuse de faire sa connaissance – ce qui me permettre de m’adonner aux plaisirs de la table en tout tranquillité !
Alors tant qu’à faire on va dire Venise, et évidemment la horde devra patienter le temps que j’ai terminé mon dîner. Il y a des priorités, dans la vie #monanalyse
Hormis les questions inspirantes du blogueur suprême, qu’as-tu lu de particulièrement marquant ces derniers jours ?
Ces trois derniers jours : un très beau livre d’Anna de Noailles, « La Nouvelle Espérance » ; un épisode du Lancelot médiéval, « La Fausse Guenièvre » ; le théâtre de Benjamin Fondane ; des poèmes de Pasolini ; une étude de Georges Didi-Huberman ; des textes inédits d’Hélène Cixous ; une nouvelle traduction d’articles de Virginia Woolf ; des poèmes de Nelly Sachs ; et bien entendu, beaucoup de partitions !
Ah oui, tout ça. Je comprends mieux pourquoi il a fallu patienter pour avoir ton interview et toutes tes réponses !
Quelle musique as-tu écoutée pour répondre à cette interview ?
Aucune. J’écoute très peu de musique – entre autres parce que j’en ai beaucoup écouté toute ma vie, et que j’en fais une grande partie de la journée. Sauf à considérer comme musique(s) le ronron familier des chats, les craquements du parquet au soleil, le sifflement de la bouilloire, le chant des oiseaux dans les arbres...
Ce sont toutes des musiques, sans aucun doute, il me semble.
Quelle image choisis-tu pour illustrer ton interview dans le blog suprême et pourquoi ce choix ?
J’ai beaucoup attendu avant de te répondre– et je m’en excuse. Mais c’est qu’il est difficile et moins anodin qu’on ne croit de poser une image sur une interview. J’ai donc commencé par écarter ce que je ne voulais pas voir ou en tout cas ce qui ne me satisfaisait pas tout à fait : une photo de moi – il y en a ailleurs pour qui les cherche – ; une photo de mes chats ? ; une photo de ma grand-mère ? une photo de fleurs ? une photo d’un lieu aimé ? un livre ? une œuvre d’art ? une partition ? un manuscrit musical en cours ?
Un peu énervé contre moi-même, j’ai commencé à cesser de réfléchir : oui, l’intérieur d’un théâtre serait une idée. Mais alors, le soleil, le plein air, l’ivresse de la marche dans la ville, l’immensité de la mer – devrais-je sacrifier tout cela ? Une couleur ? – mais c’est leur interaction qui m’intéresse – ; une bougie, une flamme ?
Tu me vois venir : impossible de choisir une image. Pourtant, ce n’est pas faute de savoir, très souvent, quel objet je veux dans une brocante ou un magasin, quel tableau m’attire dans une galerie d’art ou un musée, quel plat commander au restaurant, quelle partition j’ai le désir d’interpréter... Las ! J’ai séché. J’ai bien pensé à t’envoyer la première image que je trouverai en ouvrant mon ordinateur, et cela aurait pu être « La Valse » de Camille Claudel – de doux et inéluctable chavirement de deux corps a(i)mants, ce tournoiement vertigineux, ce corps-à-corps qui est rythme, pulsation, musique, vague, désir, étreinte, épuisement, soutien, déséquilibre perpétuel, et flamme double...
Et puis, je me suis dit : c’est une analyse. Pourquoi ne te livrerais-je pas, plutôt qu’une image de film (et laquelle et lequel choisir, alors ?) quelque chose qui est important pour moi et insignifiant pour les autres ?
Et donc je t’envoie cette photo prise il y a deux minutes. On y voit une table en lave d’une couleur verte pouvant tirer vers le bleu – table sur laquelle j’aime travailler et qui se trouvait dans un lieu baigné de soleil et de mer que j’ai beaucoup aimé, mais dans lequel je ne puis plus me rendre désormais... Il y a le reflet d’une lumière – on ne sait pas très bien si c’est une lampe, une bougie, un projecteur : en tout cas, c’est une lumière, mais pas directe, indirecte – et ça, c’est peut-être un hommage inconscient à Fortuny et Svoboda ; mais surtout, c’est quelque chose d’important pour moi, car c’est ce qui éclaire, ce qui permet de mieux voir ce qui existe, ce qui se donne, ce qui révèle, ce qui luit dans les ténèbres...
Il y a une partition de Gustav Mahler, la symphonie n°3 ; c’est fortuit et sans doute ça ne l’est pas tout à fait, que ce soit ce compositeur et cette symphonie... Il y a une branche de lilas, et c’est non seulement un arbre, une fleur et un parfum, mais c’est aussi un souvenir d’enfance – le bosquet de lilas où, avec mon frère, nous jouions ensemble et séparément chez mes grands-parents, et dont nous recevions une brassée odorante lorsque nous repartions ; et puis le lilas se promène dans un très beau poème de Walt Whitman...
Il y a un morceau de tissu bleu, dont j’ai cru longtemps qu’il appartenait à la robe d’une Princesse-Fée – peu importe si c’est celle de Pinocchio ou à celle de « L’Enfant et les Sortilèges » de Ravel, écrit d’après un livret de Colette...
Il y a deux plumes de L’Oiseau Bleu, que j’ai gardées à travers toutes ces années, et qui me viennent directement – en main propre – de la pièce de Maeterlinck mise en scène par Alfredo Arias, et dont je me souviens des moindres détails – scènes, costumes, lumières – et qui est sans doute pour beaucoup dans mon amour du théâtre et de la scène...
Il manque peut-être un livre (« Noces » de Camus ? un recueil de Celan ? des nouvelles de Colette ? un roman de Sagan ? une intégrale de Woolf ?...) – mais après tout, une image, ce n’est pas seulement ce qu’on voit et ce qui y est, mais aussi ce qui n’y est pas : une odeur, une saveur, une absence, un état d’âme...
Et puis, il y a ce qu’on montre, ce qu’on pense montrer, ce qu’on veut démontrer, ce qu’on cache, ce que l’on devine sans avoir besoin de le démonter. Une image, ce n’est jamais qu’un miroir ; un miroir, jamais qu’un reflet ; un reflet, qu’une illusion - au fond de laquelle, il y a, peut-être, l’éclat fugitif d’une chose précieuse – être vivant, bijou de pacotille, souvenir ravivé, rai de soleil, nuage inversé, feuillage de lac... – qui est ce trésor après quoi l’on court, sa vie durant, à en perdre le souffle...
Et le silence, dans tout ça ?
On peut en parler !Savais-tu qu’une des étymologies du mot renvoie à l’idée de « tranquillité », de « calme » ? En musique, il y a le silence qui précède et qui suit une œuvre, mais aussi les silences qui sont des durées de temps déterminées ou indéterminées sans musique, et même de la musique qui est un silence écrit avec des sons (je pourrais te donner quelques exemples). Peut-être que le silence, c’est la matière même de la musique, ou, pour le dire autrement, que la musique n’est qu’une façon de rendre le(s) silence(s) perceptible(s)...
C'était l'interview de Clément Mao-Takacs (@cle_mao_takacs)
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