L'interview de Noémie avait été recommandée à deux reprises, le même jour. Elle ne pouvait faire autrement qu'accepter la grâce de rencontrer Maître Roger pour partager Philosophie et Talmud, en cohérence avec la promesse de sa bio Twitter. Une interview qui transmet de la joie, publiée un jour pair bien sûr.
#monanalyse
le 26 AOUT 2021,
L'interview de Noémie Issan (@noemie_issan)
Bonjour Noémie, qui es-tu ? Où vas-tu ?
Bonjour Maître Roger, je n’ai pas de certitude quant à ce que je suis, mais plusieurs descriptions peuvent me correspondre : une maman débordée qui tweete pour partager ses pensées avec le grand-monde, une doctorante qui peine à finir sa thèse, une humaniste religieuse.
Et je ne vais nulle part, ayant une tendance à m’enraciner et à faire mon terrier plutôt qu’à chercher une destination.
Sur Twitter, tu indiques être située à : 𐎐𐎓𐎎𐎊 ; peux-tu nous en dire un peu plus et en français pour les millions de lecteurs du blog suprême qui, certes érudits, ne seraient pas suffisamment polyglottes ?
Ça, c’est juste mon prénom en ugaritique qu’un des linguistes de Twitter m’a fait, parce que c’est le genre de choses que les spécialistes des langues anciennes s’amusent à faire pour épater la galerie. Je suis située, géographiquement et existentiellement, entre deux villes-mondes, Paris et Jérusalem.
Ah mais oui, bien sûr, l’ugaritique ! Où avais-je la tête ?
Tu étais sûrement plongé dans tes hiéroglyphes.
Comment Twitter et plus particulièrement les threads que tu partages enrichissent ton travail académique ?
Si je suis véritablement honnête, ils ne l’enrichissent pas vraiment.
Tout se passe comme si, n’osant pas encore soumettre mes idées sous la forme académique, je trouvais dans la forme thread de quoi les partager sans trop m’engager, de quoi tester, de quoi proposer à la discussion. J’aime aussi beaucoup le travail de vulgarisation et de pédagogie.
Le seul problème étant que je suis passée directement à la phase vulgarisation sans véritablement passer par la phase spécialisation!
Ah. J’espère que ça n’est pas grave, tout ça.
Comme disait Justine L. « Rien de grave ».
Dans un de tes threads, tu révèles être conservatrice : « mon attitude existentielle présumée va toujours du côté de la conservation de l’existant, de la continuité, de la transmission, de la préservation, je n’ai pas vis à vis du changement une attitude positive a priori ni ne crois qu’il existe une supériorité de la nouveauté du simple fait qu’elle serait nouvelle. »
J'etais en train de remuer mon sahleb dans sa casserole quand j'ai eu une illumination, une fulgurance, une prise de conscience aussi claire que de l'eau de roche: Noémie, en fait, t'es conservatrice.
— Noémie Issan (@noemie_issan) February 13, 2020
Du coup, puis-je me déclarer désormais conservateur, moi aussi, en me réclamant de ta philosophie ?
On ne devrait pas laisser ce beau mot de conservation aux grincheux passéistes, donc oui, je suis tout à fait favorable à ce que tu te dises conservateur en ce sens minimaliste, rationnel, et un peu traditionnaliste.
Merci de m’accueillir ainsi 🙏🏻
En même temps, c’est un club dont je suis la fondatrice, la seule membre, et aussi la trésorière, alors j’accueille bien volontiers quiconque préfère le bois massif à Ikéa mais qui aime bien aussi le progrès des droits humains.
Ça me va parfaitement, je t’envoie ma cotisation de ce pas.
J’ai lu aussi avec grand intérêt ton thread sur l’interdit biblique et talmudique du tatouage.
Tenez, hier j'ai eu une longue discussion avec mon frère autour du sens de l'interdit de tatouage (issour ketovet qa'aoua).
— Noémie Issan (@noemie_issan) May 14, 2019
Du coup, je me suis dis que j'allais partager certaines de nos reflexions avec vous et que vous y trouverez peut-être un interêt quelconque
J’ai complété par la lecture de ton article « L’interdit du tatouage en droit talmudique : statut et sens ».
Coïncidence, je réfléchis à une question pour une future interviewée dont le corps est parcouru de tatouages. Que devrais-je selon toi lui demander : « Quelle histoire tes tatouages racontent-ils ? » ou plutôt « Qu’est-ce que tes tatouages nous révèlent sur toi ? »
J’aime beaucoup ton expression de corps « parcouru » de tatouages, comme on serait parcouru de frissons, ça rend la permanence du tatouage plus fluide, presque évanescente et c’est un joli paradoxe.
Je ne crois pas que les tatouages révèlent quelque chose qui serait sinon caché, comme la personnalité, le vécu, le for intérieur, ils ne sont pas là pour révéler (métaphore photographique) mais pour masquer la nudité et transparence de la peau (métaphore du palimpseste), et je ne suis même pas sûre que tous les tatouages racontent une « histoire ». Oui, je sais, je fais la chieuse en questionnant la question.
Peut-être une forme ouverte : « Tes tatouages racontent-ils une histoire, et si oui, est-ce la tienne? »
Interviewer une philosophe qui ne ferait pas la chieuse, ça serait tout de même un peu décevant, non ?
Et merci pour ton conseil. Il ne me reste plus qu’à convaincre l’impétrante d’accepter son interview...
N’oublies pas de glisser le jeu de mots très lacanisant « ancrage / encrage » au cours de la conversation, ça fait très profond
Encore merci pour ton aide 🙏🏻
Ce sont Eric Morain puis Sophie Gourion qui m’ont recommandé de t’interviewer, le même jour ; quels ont été tes sentiments quand tu as appris ces recommandations ?
Je les ai trouvés trop élégants, gentils et sympathiques d’avoir pensé à moi. Puis j’ai appelé ma mère pour lui dire. Elle m’a juste dit : « Gourion, c’est juif ça, mais Morain ? »
Marrant, ça : môman a réagi pareil.
Et à ton tour, qui me recommandes-tu pour une future interview ?
@raouxnathalie et @hassinamechai
J’aime bien que les recommandations soient dûment justifiées. Au vu de ton emploi du temps chargé, je t’épargne toutefois les deux dissertations recommandatoires en 3 parties.
Mais avec joie !
Nathalie Raoux est une historienne spécialiste de Walter Benjamin. Récemment, elle est partie sur les traces d’un dessinateur juif allemand proche de Benjamin, Wo, dont on ne savait quasi rien. Elle fait partager ses recherches en temps réel avec une grande générosité, et ca a des échos très puissants avec l’actualité, le dessin de presse, la dissidence politique etc. Elle est géniale, drôle, intelligente.
Hassina Mechaï est une femme de lettres, journaliste pour feu la revue Ballast, entre autres. Elle a un don pour les formules qui claquent mais un peu niches, ce qui fait d’elle une twitta qui gagne à être plus connue. Et à part ca, on a eu une vraie rencontre toutes les deux, amicale, presque des âmes.
Bon je raconte ma vie, là.
Aucun souci : l’interview suprême est aussi réalisée pour se raconter.
Retour à un de tes threads : « nommer c’est sauver ».
Bottom line de mon cours sur le Livre de Ruth, cette phrase de Claudio Magris qui résume tout:
— Noémie Issan (@noemie_issan) May 31, 2020
Nommer, c'est sauver.
Sauver de l'oubli, de la réification, de l'amalgame et de l'indifférence.
Nommer, c'est sauver.
Penses-tu que je puis, en toute modestie, me comparer à Boaz, moi qui commence mes interviews par un « qui es-tu ? » ou toute périphrase dont le sens est le même ?
Mais tout à fait. C’est une des plus belles questions qui soient, c’est presque une adresse pure, une invitation à laisser l’autre se définir dans les termes qui lui conviennent, à dire qui il est, hors de toute case prédéfinie.
Tu as aussi écrit un « Petit guide (talmudisant) du débat sur les réseaux sociaux » : ce n’est pas trop fatiguant, à la longue, d’être aussi tempérée tout en restant sur Twitter ?
En théorie, je suis la tempérance incarnée. En réalité, j’ai parfois des mouvements d’humeurs tout à fait intempérés et des envies de doigts d’honneur et d’insultes qui se concrétisent. Je lutte contre ces tentations au maximum, en me remémorant mon mantra: pourquoi tu veux dire cela ? Pour être entendue ou pour te décharger ? Pour discuter ou pour écraser ? Pour rameuter tes abonnés ou pour répondre vraiment ?
Depuis que tu connais Maître Roger, comment ta vie a-t-elle changé ?
Du tout au tout. C’est un changement imperceptible à l’œil nu. Disons que Tout change même si tout reste identique, si tu vois ce que je veux dire.
Tu n’ignores pas que le cours de ton existence va changer de manière radicale dès la publication de ton interview : es-tu prête à basculer dans la vie mystérieuse des stars ?
I was born ready
Où préconises-tu que Maître Roger déjeune avec toi quand tu seras devenue une star et quel sera le menu ?
Je mange strictement casher, donc à part cette exigence très peu compatible avec les valeurs de la République, je suis ouverte à toutes les propositions. Mais Alain Passard qui me ferait un repas casher, je ne dirais pas non. Sinon, en moins fancy, une bonne bouillabaisse.
Allons chez Alain Passard, parfait.
En revanche, j’ai un léger désaccord : les valeurs de la République, c’est justement de te permettre de manger un repas casher, dans le respect mutuel. Ton exigence me semble donc très compatible, vraiment.
Ça me touche énormément ce que tu dis.
You're welcome.
Quel est le dernier livre que tu as lu pour le plaisir ? Et sans plaisir ?
Avec plaisir : « Jérusalem, histoire d’une ville-monde, des origines à nos jours », de Vincent Lemire et Katell Berthelot.
Un excellent bouquin sur cette ville saturée de mémoire et d’identités, tant de fois, trop de fois, instrumentalisée. Donc remettre de la géographie, de l’histoire, de l’historiographie, de l’archéologie, de l’urbanisme pour rationaliser tout ça tout en essayant de penser aussi cette ville dans sa dimension de passion et de sacralité, c’était une gageure, à mon avis relevée haut la main.
Sans plaisir, et je dirais même avec un degré d’agacement certain : « Is critique secular? Blasphemy, Injury and Free Speech » sous la direction de Wendy Boucher, Talal Asad, Judith Butler et Mahmood Saba.
Quelle musique as-tu écoutée pour répondre à cette interview ?
Un chanteur israélien et sa version modernisée des « selihot », les prières spéciales que font les Juifs religieux en préparation spirituelle des fêtes du mois de Tishri, Kippour (le Grand Pardon) et Rosh Hashana (Nouvel An):
PS: C’est l’acteur qui joue Sagi dans Fauda, pour nos amis pas familiers de la scène musicale israélienne
Et Israël, dans tout ça ?
Israël c’est pour moi « le retour utopique des Juifs à leur propre histoire » (Gershom Scholem), c’est l’abri, le refuge de tous les Juifs du monde, c’est l’Etat-Gardien. Raison pour laquelle je me dis sioniste.
Mais c’est aussi un projet en devenir qui doit encore travailler pour atteindre son idéal politique et éthique, idéal qui ne sera réalisé que lorsque les Palestiniens jouiront pleinement de leurs droits nationaux.
C’est pour ça que je me fais traiter de sale sioniste les jours pairs, et de sale traitre propalestinienne les jours impairs.
Je comprends. Du coup, tu préfères que je publie ton interview un jour pair ou un jour impair ?
Un jour pair. Être honnie par des ennemis idiots est moins douloureux qu’être accusée de traîtrise par les siens.
C'était l'interview de Noémie Issan (@noemie_issan)
avant...
après...